[Note de lecture] Le dialogue social en France, combien de divisions ?

[Note de lecture] Le dialogue social en France, combien de divisions ?

01.03.2019

Représentants du personnel

Trois auteurs dressent un tableau synthétique du dialogue social à la française en remontant aux racines historiques des divisions et de la faiblesse du syndicalisme hexagonal. Une lecture instructive, qui se conclut par un manifeste dont nous interrogeons ici les propositions.

C'est un livre écrit à six mains, par un journaliste du Monde fin connaisseur du monde syndical (Michel Noblecourt), un sociologue de Sciences Po attentif aux évolutions sociales et politiques (Guy Groux) et un responsable associatif issu de la CGT devenu le chantre du dialogue social dans l'entreprise avec son association Dialogues (Jean-Dominique Simonpoli). Ce livre vaut d'abord pour le tableau historique qu'il dresse du syndicalisme français, synthétique et instructif. Cet héritage, "avec un rôle dominant joué par les pouvoirs publics dans le domaine du dialogue social", explique la singularité de notre pays en la matière et "la faible influence", selon Guy Groux, "des syndicats français sur la chose publique" (*).

Les origines de la faiblesse syndicale française

La France n'a donné une base légale au syndicalisme qu'en 1884, soit 60 ans après la Grande-Bretagne. Chez nous, le syndicalisme s'est construit au tournant des XIXe-XXe siècles sur des bases campées sur la lutte des classes, en se pensant, comme l'a dit l'historien Stéphane Sirot, "en contre-société alternative à la démocratie libérale". Quant à la fameuse charte d'Amiens de 1906 qui a gravé dans le marbre le principe d'indépendance du syndicalisme par rapport au politique (**), une notion souvent rappelée par les responsables de FO (qui ont quitté pour cela la CGT en 1947, au motif qu'elle était inféodée au PCF), "on oublie souvent qu'elle a été écrite, à la va-vite, sur un coin de table d'un restaurant d'Amiens", et que "durant les débats, jamais le mot "indépendance" ne fut prononcé", observe non sans ironie Michel Noblecourt.

On notera aussi, ce qui résonne en 2019 avec le mouvement des gilets jaunes, que les grèves de 1936 non seulement prennent de court la CGT mais que "les plus forts conflits se développent là où les syndicats sont faibles".  Enfin, sait-on que la CFDT, devenue révolutionnaire et autogestionnaire en 1968, entend dès 1979 "se consacrer à l'émergence d'une scène sociale sur laquelle les changements passeraient par la négociation entre acteurs sociaux et non plus dans la vaine attente d'un changement politique" ?

 La compétitivité est devenue un enjeu essentiel de la négociation collective

 

Venons-en au présent. Ces dernières années, remarquent les co-auteurs, l'Etat a porté des réformes "donnant toujours plus d'autonomie à la négociation collective face au législateur et à la loi", le législateur ayant souvent pour rôle "de légitimer les processus de flexibilité collective ou individuelle". De ce fait, la négociation d'entreprise est devenue "un fait incontournable et majeur" en France.

Les trois auteurs présentent ensuite comme une évidence ce constat : aujourd'hui, la compétitivité des entreprises devient, avec l'élaboration au niveau de l'entreprise de certaines normes sociales, "un enjeu essentiel de la négociation collective", ce qui représente un "bouleversement des régulations issues de l'après-guerre". C'est une révolution pour les syndicats, qui ont longtemps considéré la loi, avec un droit du travail conquis de haute lutte, "comme un outil de protection des plus faibles", mais c'est aussi un changement de fond pour le patronat français qui a longtemps refusé de faire de la compétitivité un enjeu contractuel, car c'eût été admettre que la négociation soit "partie prenante du pouvoir économique". Les auteurs élaborent en fin d'ouvrage plusieurs propositions visant à un changement de culture. Notre article présente et interroge ces principales propositions, au nombre de 5.

 

Au vu de la faiblesse des syndicats et des grandes évolutions économiques et technologiques, tout doit être fait pour affermir le dialogue social
 

 

► Proposition n°1 : une "task force" pour accompagner les négociations

Face aux "déserts syndicaux" dans les TPE-PME, et au risque que font courir les possibilités de référendum, les auteurs pensent qu'une mise en place, dans chaque branche professionnelle, d'une "task force" composée d'un syndicaliste et d'un représentant patronal issu du secteur d'activité concerné pourrait apporter une solution. Ce duo interviendrait, "si nécessaire", en amont et en accompagnement des négociations ou des concertations engagées, pour apporter aux TPE-PME "leur expérience et leur expertise" dans la recherche d'un accord et d'un compromis. Pourquoi pas si l'idée est, par les relations ainsi créées, de diffuser une culture de l'échange, préalable indispensable à toute négociation ? On observera néanmoins que les soutiens proposés par des organismes comme l'Anact, et visant à des formations communes représentants du personnel et direction, ne font guère l'objet de publicité, comme s'ils ne rencontraient guère de succès. En irait-il autrement avec des acteurs peut-être davantage reconnus comme des pairs ?

► Proposition n°2 : des forums d'expression directe pour les salariés

Les auteurs proposent ensuite de stimuler un dialogue social informel dans les entreprises, c'est-à-dire ne passant pas forcément par l'intermédiaire des instances représentatives du personnel (IRP), car, disent-ils, aujourd'hui la demande d'autonomie et d'expression des salariés s'est "considérablement développée". Ils suggèrent de ressusciter le droit d'expression des salariés créé par les lois Auroux de 1982 via des "forums d'expression directe". L'idée est d'autant plus stimulante qu'elle a été testée avec succès par certaines entreprises soucieuses d'améliorer réellement les conditions de travail des salariés en leur donnant la parole (lire par exemple notre article sur Renault et la méthode d'Yves Clot "de coopération conflictuelle avec la direction"). Mais cela suppose, disons-le, un changement d'attitude de la part des employeurs, et pas seulement d'élus du personnel jaloux de leurs prérogatives : il n'est que de constater la timidité des droits d'expression (intranet, usage du mail) concédés aux syndicats dans l'entreprise pour s'en convaincre. En irait-il autrement avec un droit d'expression des individus ?

► Proposition n°3 : relever de 10% à 15% le seuil de représentativité syndicale dans l'entreprise

Face à la faiblesse des syndicats et au peu de résultats produits par la loi sur la représentativité syndicale de 2008 dans le sens d'un regroupement des forces syndicales, les auteurs préconisent de relever le seuil de représentativité à 15% des votants dans l'entreprise (au lieu de 10%) et à 10% dans la branche et au niveau national (contre 8% actuellement).

"Le but ici n'est pas de procéder à l'élimination des plus faibles ou des syndicats minoritaires, se défendent les trois auteurs. Il est de clarifier le paysage syndical et de rendre plus lisibles des choix syndicaux qui, à cause des divisions entre organisations, perdent en crédibilité auprès des salariés". On peut leur faire crédit ici du souhait des salariés souvent admis par les élus eux-mêmes, de voir les syndicats cesser leurs divisions pour travailler ensemble. Les auteurs admettent néanmoins que ce relèvement ne suffira pas seul "à corriger l'émiettement syndical", alors que la France gagnerait, selon eux, à n'avoir que deux grands syndicats, comme c'est souvent le cas en Europe. Reste le poids des résistances et des logiques d'appareil...

► Proposition n°4 : un "droit d'iniatitive" sur l'ordre du jour de la négociation

Pour rééquilibrer la négociation dans l'entreprise, "car ce sont généralement les employeurs qui exercent une influence décisive, voire exclusive, sur le choix, la sélection et la hiérarchie des thèmes à négocier", les auteurs inventent "un droit d'initiative des syndicats sur les ordres du jour de la négociation, ce droit pouvant s'appuyer sur de nouvelles ressources renforçant leur expertise". Mais peut-on contrebalancer par un droit formel une absence de rapport de forces favorable aux syndicats voire un défaut de démocratie à l'intérieur même des syndicats ? La question se pose.

► Proposition n°5 : Accroître le poids et le nombre des représentants des salariés dans les conseils d'administration

Pour aller encore plus loin, Guy Groux, Michel Noblecourt et Jean-Dominique Simonpoli émettent l'hypothèse de confier la présidence du comité social et économique (CSE) à un syndicaliste (Louis Gallois avait émis la même idée, voir notre article du 7/11/2012) ou de façon paritaire, tout en accroissant la présence et le poids des représentants des salariés dans les conseils d'administration.

En corollaire, les auteurs souhaitent voir renforcer "la présence et la prise en charge des thématiques liés aux relations sociales dans les choix économiques et plus précisément au début de l'élaboration des plans et des stratégies d'entreprise". On peut considérer qu'il s'agit là de faire remonter au niveau du conseil d'administration la tentative faite au CE puis CSE, avec la consultation sur les orientations stratégiques, de faire peser le plus tôt possible dans le processus de décision les conséquences sociales des choix de l'entreprise. Pour l'instant, les changements législatifs opérés sur ce point (loi Rebsamen notamment) ont été trop timorés pour dessiner un véritable modèle français de gouvernance. D'ailleurs, les auteurs en conviennent eux-mêmes en regrettant le manque d'audace des ordonnances de 2017 sur le sujet.

En conclusion, il faut sans doute reprendre une observation formulée dans le livre par Jean-Dominique Simonpoli, observation que l'échec récent des négociations sur l'assurance chômage illustre parfaitement  : "Le climat de confiance entre les partenaires sociaux est souvent altéré. Du côté patronal comme du côté syndical, la suspicion réciproque domine". Et comme, désormais, s'y ajoute la suspicion entre partenaires sociaux et l'Etat, on peut se dire que, décidément, la confiance ne se décrète pas ! 

 

(*) Le taux d'adhésion syndicale des salariés français varie de 8% à 11% selon les estimations. Et les militants vieillissent : "Au début des années 1980, c'est parmi les trentenaires que l'on trouvait le plus de syndiqués. Aujourd'hui, ce sont les quinquagénaires qui sont les plus nombreux".

(**) Cette charte dit ainsi : "La CGT groupe en dehors de toute école politique tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat (..) La CGT n'a pas à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale". Le document évoque "l'oeuvre revendicatrice quotidienne" (diminution des heures de travail, augmentation des salaires) et "l'émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste", la "grève générale" étant présentée comme moyen d'action de cette expropriation. Cette indépendance justifiera la scission de la CGT et la création de FO en 1947.

 

► Le dialogue social en France, entre blocages et big bang, par Guy Groux, Michel Noblecourt et Jean-Dominique Simonpoli, Odile Jacob, 254 pages, 22,90€. Précisons que Jean-Dominique Simonpoli a mené des missions pour le ministère du Travail sur la reconnaissance et la valorisation des  compétences des représentants du personnel et des mandataires syndicaux (voir notamment notre article du 29/8/2017 et notre article du 19/2/2018

 

► Pour retrouver les précédentes "notes de lecture" parues :

Et quelques uns de nos articles sur l'histoire sociale :

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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